L’impact des normes ESG sur le financement de l’industrie de défense : entre contraintes éthiques et nécessité stratégique

Alors que les normes ESG orientent de plus en plus les choix d’investissement vers des critères éthiques et écologiques, elles compliquent le soutien à un secteur pourtant stratégique. Face aux tensions géopolitiques croissantes, le débat s’intensifie : comment concilier impératifs de sécurité nationale et exigences de responsabilité sociale des investisseurs 

Défense et ESG : des notions perçues comme antinomiques malgré le rôle central de la défense dans la stabilité et la paix internationales

Les critères ESG se sont imposés comme un référentiel essentiel pour évaluer la performance extra-financière des entreprises. Ils reposent sur trois piliers principaux : la durabilité environnementale, l’impact sociétal et la bonne gouvernance. Toutefois, dans le cas de l’industrie de défense, ces critères prennent une dimension particulière en raison des risques inhérents à ce secteur et des attentes éthiques qu’il suscite, notamment sur la question des armes et de leur usage.

Les doctrines en matière d’ESG varient d’un État à l’autre et manquent d’homogénéité. Par exemple, selon la taxonomie européenne dite « taxonomie verte », l’industrie de défense est explicitement exclue du champ de la finance durable, illustrant les tensions fondamentales entre ces normes et les impératifs stratégiques.

D’une part, les restrictions imposées par les normes ESG ont conduit à l’exclusion de certaines entreprises de défense des portefeuilles d’investissement ou des entreprises de défense financées par la Banque Européenne d’Investissement (BEI), en particulier celles dont les activités ne relèvent pas d’un double usage (civil et militaire). D’autre part, des voix s’élèvent pour défendre une approche plus nuancée. Les partisans, parmi lesquels figurent des fonds spécialisés, des industriels du secteur et des gouvernements, insistent sur le rôle fondamental de l’industrie de défense dans le maintien de la stabilité et de la paix internationales. Ils rappellent également que ce secteur a été largement délaissé à l’échelle européenne depuis la fin de la guerre froide, dans les années 1990.

Ainsi, l’industrie de défense se retrouve assimilée à d’autres secteurs jugés « non-ESG » par les agences de notations, tels que les « sin stocks » (tabac, jeux d’argent, alcool, etc.) ou les activités considérées comme nuisibles à l’environnement (comme les OGM, le nucléaire, les énergies fossiles, etc.).

Comme précisé par le rapport parlementaire de Jean-Louis Thiériot et Jean-Charles Larsonneur : « certaines agences n’hésitent pas à mettre sur « liste rouge » toute entreprise, y compris civile, qui serait impliquée dans des chantiers liés à la dissuasion nucléaire […] en se prévalant du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) ».

Des contraintes éthiques des normes ESG erronément transposées dans la « taxonomie verte » européenne

Les normes ESG imposent des contraintes éthiques substantielles au secteur de la défense. Les investisseurs privés, qu’il s’agisse de fonds de capital-investissement, de gestionnaires d’actifs ou de fonds de pension, ainsi que les établissements bancaires, tendent à exclure les entreprises impliquées dans la production d’armements ou de matériel militaire, par souci d’image et pour répondre aux attentes sociétales. Même les entreprises produisant des sous-ensembles ou des composants mécaniques et électroniques sont concernées par ces exclusions.

Cette approche repose sur une perception éthique selon laquelle ces activités contribuent potentiellement aux conflits armés, au terrorisme ou, de manière générale, à la violence. Cependant, cette posture va à l’encontre de l’Objectif de Développement Durable (ODD) n°16 des Nations Unies, qui vise à promouvoir des sociétés pacifiques dans le cadre du développement durable. L’industrie de défense, en contribuant à la sécurité des démocraties et aux missions de maintien de la paix, participe directement à cet objectif.

La nécessité stratégique de financer l’industrie de défense dans un contexte de tensions internationales

L’industrie de Défense joue un rôle fondamental dans la préservation de la souveraineté et de la sécurité nationale et internationale. Les États-Unis, par exemple, encouragent massivement les investissements dans leur industrie de défense, en mobilisant à la fois des fonds publics dédiés (In-Q-Tel, DIU, DARPA, etc.) et des fonds privés généralistes (Bain Capital, Cerberus, Veritas Capital, etc.)

Dans un contexte géopolitique marqué par des tensions accrues, le sous-financement de ce secteur pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la souveraineté des États, compromettant l’innovation, l’accès aux technologies avancées et la montée en cadence de la production en cas de demande accrue. Face à des menaces croissantes, il est crucial de garantir aux forces armées des équipements modernes, souverains (car les fonds alloués à la défense UE ne bénéficient pas forcément à ses propres industriels) et adaptés à leurs missions

Il est donc impératif de réviser les critères ESG et la taxonomie verte européenne pour intégrer les besoins stratégiques des États. Une telle révision pourrait reconnaître le rôle stabilisateur de l’industrie de défense tout en exigeant des engagements précis en matière de responsabilité sociale et environnementale.

 

Vers une approche pragmatique et responsable du financement de défense à l’échelle européenne

Pour réconcilier les exigences éthiques des normes ESG avec les impératifs stratégiques, il conviendrait de réformer les politiques de financement de la BITD européenne. Le rapport de Jean-Charles Larsonneur et de Jean-Louis Thiériot du 15 mai 2024 dresse une liste de points sur lesquels travailler, à commencer par la lutte contre les pratiques discriminatoire des acteurs privés. En effet, l’investissement dans le secteur de la défense et de l’armement n’étant point proscrit, il devient nécessaire pour les instances européennes de i) communiquer sur l’absence de contradiction entre ESG et défense au sein des réglementations et ii) d’interdire toute discrimination de financement au regard de notions dépourvues de pertinence juridique (telle que la notion d’« armes controversées ») ou des « armes et munitions ».

Cette lutte contre les pratiques discriminatoires s’accompagnerait inéluctablement d’une promotion de nouveaux financements pour l’industrie de défense (notamment la création d’un fonds de fonds à destination des PME de défense européennes, d’une orientation de l’épargne collective vers le financement de l’industrie de défense).

Par ailleurs, il conviendrait de développer des normes ESG spécifiques au secteur de la défense à travers, par exemple, la création d’un label industrie de souveraineté. Ces normes pourraient valoriser les efforts des entreprises en matière de durabilité, d’employabilité à l’échelle nationale et de gouvernance ;

Enfin, il est essentiel d’encourager les investisseurs à investir dans les entreprises de défense. Des facilitations d’investissement, reconnaissant la contribution de l’industrie de défense à la sécurité collective, pourraient être octroyés aux fonds d’investissements souhaitant investir dans ce secteur.

Dans un contexte français où l’instabilité politique liée à la dissolution de l’Assemblée nationale et des changements de gouvernements pénalise le développement de la BITD française, cette évolution des normes et des mentalités, soutenue notamment par des mesures réglementaires, voire législatives, pourrait permettre de concilier exigences éthiques, impératifs stratégiques et montée en cadence industrielle dans ce secteur crucial pour notre souveraineté et pour notre économie.

Paul Brun, Président de la Commission spéciale dédiée au Financement de l’Industrie de Défense de l’INASP

L’INASP a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques et politiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • « Capital-Investissement : le grand écart entre les Etats-Unis et l’Europe dans le soutien à la défense », Les Echos, Anne Drif, 10.12.2024.
  • « ESG et financement de l’industrie de défense », Les Dossiers de l’Af2i, 2023.
  • « Christophe Gomart va proposer un rapport sur le financement de la défense européenne », La Lettre, 24.12.2024.
  • « Le ministre des Armées menace de révéler le nom des banques refusant de prêter à la défense », Les Echos, Anne Drif, 21.05.2024.
  • « ESG », Novethic, https://www.novethic.fr/lexique/detail/esg.html
  • « ESG et financement de l’industrie de défense », Les Dossiers de l’Af2i, 2023.
  • « Christophe Gomart va proposer un rapport sur le financement de la défense européenne », La Lettre, 24.12.2024.
  • « ESG et financement de l’industrie de défense », Les Dossiers de l’Af2i, 2023
  • « Industrie de défense, pourvoyeuse d’autonomie stratégique en Europe ? » Rapport de la commission de la défense nationale et des forces armées, Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot, 15.05.2024.
  • « ESG et financement de l’industrie de défense », Les Dossiers de l’Af2i, 2023.
  • « ODD 16 et le droit à la sécurité » Nations Unies.
  • « Capitaux privés et secteur Défense : Contraintes et Enjeux », Philippe Hottinguer Finance, 2024
  • Ibid « Industrie de défense, pourvoyeuse d’autonomie stratégique en Europe ? » Rapport de la commission de la défense nationale et des forces armées, Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot, 15.05.2024.
  • « Mission Flash sur le financement de la BITD », Rapport de la commission de la défense nationale et des forces armées, Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot, 17.02.2021