Financement de l’innovation de défense : état des lieux d’une dynamique à structurer durablement en France et en Europe

Alors que les enjeux géopolitiques imposent une accélération rapide de l’innovation dans le secteur de la défense, le financement reste paradoxalement confronté à des obstacles structurels persistants. Les start-ups et PME peinent toujours à mobiliser des ressources suffisantes, freinées par des contraintes réglementaires et des réticences du secteur financier privé. Dès lors, comment se structure aujourd’hui le financement de l’innovation de défense en France, et quels sont les leviers à renforcer pour mieux répondre aux enjeux actuels

Forum innovation DGA, organisé par la Direction générale de l'armement, sur le campus de l’École Polytechnique à Palaiseau (91)

Un déficit structurel de financements pour les startups et PME de la BITD française

Trois ans après l’annonce par le président Emmanuel Macron de l’entrée de la France dans une « économie de guerre », le financement de l’innovation de défense demeure encore un enjeu crucial, notamment pour les entreprises de taille modeste telles que les start-ups et les PME de notre Base industrielle et technologique de défense (BITD). Ainsi, selon l’étude Access to equity financing for European defence SMEs de la Commission européenne publiée en janvier 2024, les PME européennes du secteur de la défense rencontrent d’importantes difficultés d’accès aux financements. Entre 2021 et 2022, deux tiers d’entre elles ont renoncé à rechercher des financements en fonds propres, c’est-à-dire en sollicitant des investisseurs pour renforcer leur capital, tandis que près d’une sur deux a évité de recourir à l’emprunt (financement en dette). Cette situation est d’autant plus préoccupante que la Loi de Programmation Militaire 2024-2030 anticipe un besoin de financement supplémentaire pour les entreprises de la BITD, estimé entre 5 et 7 milliards d’euros, dont 1 à 3 milliards en fonds propres. Il devient donc urgent d’identifier des leviers concrets pour répondre à cette exigence.

Le financement du secteur de la défense pénalisé par les critères ESG et la complexité réglementaire

Le sous-financement des startups, PME et même ETI (entre 250 et 5000 employés) s’explique en grande partie par une réticence persistante des banques et fonds d’investissement à s’engager dans un secteur jugé « sensible », en raison de ce qui est perçu comme un risque réputationnel et d’une interprétation erronée des critères « ESG » (environnementaux, sociaux et de gouvernance). En effet, les entreprises du secteur de la défense sont fréquemment mises sur le même plan que des activités jugées sensibles ou controversées, telles que le tabac, les jeux d’argent ou la pornographie, ce qui accentue leur exclusion des politiques d’investissement qualifiées de « responsables ». À titre d’exemple, jusqu’en mars 2025, la doctrine d’investissement du Fonds européen d’investissement, adossé à la Banque européenne d’investissement, interdisait tout financement lié aux munitions, aux armes, ou encore aux équipements et infrastructures à usage militaire ou policier. Cette restriction excluait de fait des projets technologiques pourtant stratégiques, comme ceux portant sur les armes à énergie dirigée. Or, la maîtrise de telles innovations est désormais cruciale pour préserver l’avantage technologique de notre BITD. A cet obstacle se superpose des contraintes réglementaires et administratives particulièrement lourdes. Les chargés de clientèle bancaire sont souvent peu familiers des spécificités du secteur de la défense, ce qui allonge les délais d’analyse. À cela s’ajoutent les exigences de conformité rendant le traitement des dossiers plus complexe et coûteux. En conséquence, les conditions de crédit appliquées aux entreprises de la défense sont souvent moins avantageuses que pour des sociétés du secteur civil et peuvent même aboutir purement et simplement à des refus de financement. Enfin, l’étude de la Commission européenne mentionnée précédemment a identifié d’autres freins au financement de l’innovation de défense tels que le manque de transparence des critères d’éligibilité aux marchés publics de défense ; les risques liés à l’investissement dans des programmes de R&D ; la forte dépendance aux commandes publiques ou encore la difficulté à revendre sa participation au capital en fin de cycle d’investissement. Ainsi, devant de telles contraintes, des entreprises innovantes détentrices par exemple de technologies duales sont susceptibles de ne pas s’engager dans un secteur jugé trop complexe et risqué.

Innovation de défense : une ambition qui doit trouver son cap

Dans le domaine de l’innovation de défense, la France manque d’une vision claire et ambitieuse. Cette faiblesse stratégique se traduit notamment par la multiplication de dispositifs de soutien aux objectifs similaires et insuffisamment coordonnés. En ce sens, en 2021, la Cour des comptes, dans son référé La mise en œuvre du programme d’investissement d’avenir (2010-2020) dénonçait la « multiplication d’instruments aux visées stratégiques proches [qui] rend difficile l’appréciation d’ensemble des politiques de soutien à l’investissement et de leurs modes de pilotage ». En l’absence d’une vision unifiée et structurante, les porteurs de projets innovants peinent à s’orienter dans un paysage institutionnel complexe. Cette situation est d’autant plus pénalisante pour les start-ups et PME, qui ne disposent ni des ressources humaines, ni des moyens financiers pour mobiliser des cabinets spécialisés dans la recherche de financement. L’opacité et la dispersion des dispositifs finissent ainsi par générer un effet d’éviction, au détriment des acteurs les plus innovants. À titre de comparaison, les États-Unis disposent d’un écosystème d’innovation de défense structuré mais décentralisé, où la DARPA incarne un acteur emblématique parmi d’autres. Aux côtés d’organismes comme la Defense Innovation Unit (DIU) ou In-Q-Tel (fonds de capital-risque soutenu par la CIA), elle contribue à un modèle agile, réactif et bien financé, facilitant le lien entre technologies de rupture et besoins militaires. En France, l’Agence de l’Innovation de Défense (AID) remplit ce rôle depuis 2018 bien que ses moyens humains (130 collaborateurs) et budgétaires semblent limités au regard des ambitions affichées et des besoins du secteur. Néanmoins, on peut saluer la stabilité politique qu’a connue le ministère des Armées depuis 2017, avec d’abord Florence Parly (2017–2022), puis Sébastien Lecornu depuis mai 2022. Malgré plusieurs remaniements gouvernementaux, cette continuité a permis de maintenir un cap dans la politique de défense. Reste que cette stabilité, à elle seule, ne suffit pas à compenser l’absence d’une véritable doctrine nationale d’investissement en matière d’innovation de défense.

Les leviers de financement de l’innovation de défense : une réponse progressive aux défi structurels

Face à ce constat préoccupant, entre déficit structurel de financement, contraintes réglementaires et vision stratégique encore morcelée, il serait faux de conclure à une absence totale de réponse publique. Ces dernières années, la France a amorcé une évolution significative de son écosystème de financement de l’innovation de défense. De la recherche amont aux investissements en fonds propres, une palette d’outils s’est structurée autour d’un ensemble d’outils publics s’est consolidé autour d’acteurs clés comme l’AID, Bpifrance ou la DGA. Cette deuxième partie propose ainsi de revenir sur les dispositifs majeurs déjà déployés pour soutenir les start-ups, PME et ETI de la défense française, qu’il s’agisse de programmes historiques (RAPID, ASTRID), de fonds stratégiques (Definvest, FID) ou de leviers complémentaires comme le prêt Def’fi.

Depuis sa création, l’AID est devenue l’acteur central du ministère des Armées en matière de pilotage et de financement de l’innovation. Elle a notamment repris la gestion et le pilotage stratégique du programme RAPID né en 2009 et d’ASTRID créé en 2011.

Le programme RAPID (Régime d’Appui pour l’Innovation Duale) s’adresse aux PME et aux ETI de moins de 2 000 salariés, qu’elles soient seules, en partenariat avec un laboratoire, ou regroupées en consortium. RAPID vise à financer des projets de recherche et développement à fort potentiel d’usage civil et militaire, en apportant des subventions couvrant jusqu’à 70 % des dépenses éligibles. Ces dernières concernent exclusivement les travaux de R&D, pour des projets d’une durée généralement comprise entre 18 et 36 mois. En soutenant les entreprises dans le franchissement de verrous technologiques critiques, RAPID joue un rôle stratégique dans le renforcement de la compétitivité des entreprises à la fois sur les marchés du civil et de la défense.

Quant au programme ASTRID (Accompagnement Spécifique des Travaux de Recherches et d’Innovation Défense) il soutient des projets de recherche à caractère fortement exploratoire, c’est-à-dire avec un Technology readiness level (TRL) compris entre 1 et 4, et présentant également un potentiel dual. Concrètement, le programme vise à démontrer la faisabilité des technologies dans un environnement industriel représentatif. Il se déploie sur des durées en moyenne de 3 ou 4 ans, et mobilise des montants avoisinant les 500 000 euros par projet. Porté conjointement par l’AID et l’Agence nationale de la recherche (ANR), il s’adresse aux organismes de recherche comme aux entreprises, quelle que soit leur taille. ASTRID finance des projets sur une durée de 18 à 36 mois, avec une subvention pouvant atteindre 300 000 euros. Entre 2011 et 2020, 327 projets ont été sélectionnés, avec un taux de sélection moyen de 25%. Par la suite, environ 20% de ces projets ont bénéficié d’un financement ASTRID Maturation.

Dans le paysage du financement de l’innovation de défense, deux fonds publics jouent un rôle central : Definvest créé en 2017 et le Fonds Innovation Défense (FID) lancé en 2020. Tous deux sont gérés par Bpifrance, sous la responsabilité de M. Nicolas Berdou. Leur mission commune est de soutenir, à des stades différents, les entreprises stratégiques ou innovantes du secteur, afin de renforcer la base BITD française et notre souveraineté.

Cogéré par la Direction générale de l’armement (DGA) et Bpifrance, Definvest est un fonds d’investissement qui vise à sécuriser le capital des entreprises jugées critiques pour les systèmes de défense français, notamment celles disposant de technologies disruptives ou de savoir-faire essentiels. Doté initialement de 50 millions d’euros, son enveloppe a été portée à 100 millions d’euros dès 2020. Le fonds intervient en prise de participation minoritaire, avec des tickets allant de 500 000 à 10 millions d’euros, incluant un ticket moyen autour de 1,5 million d’euros, et des montants généralement compris entre 1 et 6 millions d’euros par tour de table, équivalents aux phases de série A. Le plafond d’investissement par entreprise, initialement fixé à 5 millions d’euros, a été relevé à 10 millions à partir de 2020. Definvest opère en co-investissement systématique avec des acteurs privés et couvre un large spectre d’interventions : capital-risque, développement, transmission. Il fonctionne sur des périodes d’investissement de six ans, prolongeables jusqu’à neuf ans, avec une durée de détention maximale de 12 ans. En mars 2025, le fonds avait déjà financé 27 opérations, représentant environ 70 millions d’euros investis. Afin d’accompagner plus durablement ces acteurs, le ministère des Armées a récemment décidé de pérenniser le dispositif, en étendant sa durée de vie à 30 ans.

Le FID soutient en fonds propres et quasi-fonds propres les startups, PME et ETI développant des technologies duales. Il s’adresse à des entreprises ayant déjà démontré la viabilité de leur modèle économique sur un marché civil et souhaitant étendre leurs applications à la défense. Doté initialement de 200 millions d’euros, le FID intervient principalement en capital-risque, sur des phases de développement avancées, de la série B à l’opération de Growth Equity, et plus exceptionnellement en amorçage ou série A. Les tickets d’investissement peuvent aller de 500 000 euros à 30 millions d’euros, selon le stade de développement de l’entreprise. Les investissements peuvent atteindre au maximum 20 millions d’euros par entreprise, avec une participation maximale de 30 % au capital. La période d’investissement s’étend sur six années, prolongeable de trois ans. Fin 2024, le fonds avait déjà réalisé une dizaine d’opérations, pour un total de 80 millions d’euros investis, répondant ainsi à l’un des principaux défis des entreprises de la BITD : le manque de fonds propres. Grâce à l’entrée de nouveaux partenaires comme la Caisse des Dépôts, Allianz ou MBDA, sa dotation a été portée à 275 millions d’euros, et une cible de 300 millions d’euros est désormais envisagée en poursuivant sa levée de fonds auprès de souscripteurs français et européens. Ces participations marquent une étape décisive en matière de soutien et de développement de l’écosystème de défense français.

Enfin, le prêt Def’fi (Développement des Entreprises Fournisseurs de la Filière Industrielle de Défense), mis en place en 2021 par Bpifrance en partenariat avec la DGA, constitue un levier important pour soutenir l’innovation au sein de la BITD. Ce dispositif cible spécifiquement les PME du secteur et leur permet de financer des besoins critiques pour leur croissance et leur capacité d’innovation : investissements immatériels (tels que le recrutement ou la formation), renforcement du besoin en fonds de roulement, ou encore acquisition de matériels et équipements à faible valeur de gage. Avec des montants compris entre 30 000 et 1 000 000 euros et une durée de remboursement de 2 à 7 ans, le prêt Def’fi impose un cofinancement privé, garantissant ainsi un effet de levier. En 2024, 2,5 millions d’euros ont été mobilisés à travers cet outil.

« France 2030 » : catalyser l’innovation civile au service de la souveraineté et de la défense

La France dispose d’une multitude de dispositifs publics de financement dédiés à l’innovation. Toutefois, l’innovation de défense y reste souvent marginale, au profit des projets deeptech à vocation civil, bien que certains d’entre eux présentent un fort potentiel d’usage dual. Lancé en octobre 2021, le plan « France 2030 » incarne cette nouvelle ambition industrielle et technologique. Doté de 54 milliards d’euros sur cinq ans, il vise à renforcer la compétitivité industrielle du pays et à soutenir les technologies de rupture, cruciales pour la souveraineté nationale. Porté par une approche interministérielle, ce plan mobilise également le ministère des Armées, qui tente d’intégrer les besoins capacitaires de la défense dans les dynamiques d’innovation. À l’intérieur de ce vaste plan trois outils méritent une attention particulière pour leur impact structurant et leur complémentarité : le Programme d’investissements d’avenir, le fonds « French Tech Souveraineté » et le « Plan Startups et PME industrielles ».

Le volet numéro 4 du Programme d’investissements d’avenir (PIA4), constitue le principal levier opérationnel de financement. Doté d’une enveloppe de 20 milliards d’euros, dont 11 directement liés à France 2030, il soutient des projets de recherche, développement et innovation dans des secteurs jugés stratégiques pour la souveraineté. Bien que le PIA4 ne soit pas spécifiquement dédié à la défense, il finance de nombreuses technologies duales, notamment dans la cybersécurité, le spatial, le quantique et la robotique. Un exemple concret de cette logique duale est le soutien au développement de micro-lanceurs spatiaux réutilisables à propulsion hybride par les startups françaises HyPrSpace et Sirius Space Services. Ces technologies visent à réduire les coûts d’accès à l’espace tout en répondant aux enjeux de souveraineté spatiale militaire.

Parmi les dispositifs intégrés au sein de France 2030 figure aussi le fonds « French Tech Souveraineté », lancé en 2020 et opéré par Bpifrance. Initialement doté de 150 millions d’euros, ce fonds a vu sa capacité d’investissement portée à 850 millions d’euros en 2022 au titre du PIA 4. Il vise à soutenir les entreprises françaises développant des technologies stratégiques (IA, cybersécurité, semi-conducteurs…) et à prévenir leur captation par des intérêts étrangers, renforçant ainsi la souveraineté technologique nationale.

Enfin, autre initiative majeure de France 2030, le « Plan Startups et PME industrielles », lancé en 2022 dans le cadre du PIA4, bénéficie d’une enveloppe de 2,3 milliards d’euros pour soutenir l’industrialisation de start-ups et PME innovantes françaises. Bien qu’il ne cible pas exclusivement la défense, il appuie directement la BITD dès lors que les projets concernent des technologies duales ou des chaînes de production stratégique. Certaines start-ups soutenues dans ce cadre, notamment via le programme « Première Usine », bénéficient également de cofinancements de la DGA ou de Definvest, illustrant une convergence croissante entre innovation industrielle civile et besoins capacitaires militaires.

En conclusion, France 2030 incarne une dynamique nouvelle où l’innovation civile, souvent orientée vers des technologies duales stratégiques, contribue à renforcer la souveraineté nationale et à répondre, parfois de manière indirecte, aux besoins de la défense. Si cette liste n’est pas exhaustive, elle illustre bien la diversité des dispositifs mobilisés et leur rôle croissant dans la convergence entre innovation civile et défense.

Le renforcement de l’architecture financière européenne au service de l'innovation de défense

A l’instar de la France, l’Union européenne a engagé depuis 2021 une montée en puissance sans précédent de ses instruments financiers au service de l’innovation de défense. En articulant subventions, prêts, fonds propres et logiques de co-investissement, l’Europe se dote progressivement d’une architecture intégrée capable de soutenir les entreprises stratégiques à chaque étape de leur développement. À ce titre, plusieurs programmes clés méritent d’être détaillés : le Fonds européen de défense et ses déclinaisons, les initiatives portées par la Banque Européenne d’Investissement et le Fonds européen d’investissement, les instruments du programme Horizon Europe, ainsi que les récentes orientations stratégiques définies par la Commission avec l’EDIS et le programme EDIP.

Lancé en 2021, le Fonds européen de défense (FED ou FEDef) constitue l’instrument principal de l’Union européenne pour soutenir la recherche et le développement collaboratifs dans le domaine de la défense. Piloté par la Commission Européenne, le FED vise à renforcer les capacités de défense des États membres en finançant des programmes transnationaux menés par des consortiums rassemblant au minimum trois entités issues de trois États membres différents. Il est accessible à tous types d’acteurs (entreprises, PME, start-ups, centres de recherche) à condition qu’ils soient établis dans l’Union européenne (exception faite pour la Norvège qui est éligible). Doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027, le FED se structure en deux volets : un tiers du budget (2,6 milliards d’euros) est consacré à la recherche, entièrement financée par l’UE, couvrant les études, démonstrateurs et validations de concepts ; les deux tiers restants (5,3 milliards d’euros) soutiennent le développement des capacités, incluant la réalisation de prototypes, les essais et les processus de certification. En soutenant à ce jour 61 projets de recherche et développement, le FED marque une avancée significative dans la structuration d’une BITD européenne plus intégrée, innovante et autonome. Par ailleurs, le FED a été renforcé en février 2024 de 1,5 milliard d’euros suite au lancement de l’initiative « Technologies stratégiques pour l’Europe » (STEP). Cette plateforme n’est pas un nouveau programme de financement, mais une initiative qui coordonne, renforce et oriente les différentes sources de financement au niveau européen dans les innovations deep tech.

Le EU Defence Innovation Scheme (EUDIS) a été lancé en 2022 par la Commission européenne. Il s’inscrit dans le cadre du FED et vise à stimuler l’innovation dans le secteur de la défense en Europe, en particulier en facilitant l’accès des PME et des start-ups au financement et au soutien nécessaires pour développer des technologies de défense innovantes. Pour la période 2021-2027, EUDIS prévoit un investissement total pouvant atteindre 2 milliards d’euros de subventions européennes, combinant les fonds du FED et d’autres sources publiques et privées. En 2025, 336,6 millions d’euros sont alloués spécifiquement aux mesures EUDIS, représentant environ 31 % du budget annuel du FED.

Créée en 1958, la Banque Européenne d’Investissement (BEI) est l’institution financière de l’UE, détenue par ses États membres. Grâce à sa capacité d’emprunt sur les marchés, elle finance des projets à fort impact économique, social, environnemental ou stratégique. Face aux bouleversements géopolitiques récents et à la montée des enjeux de souveraineté technologique, la BEI a progressivement élargi son champ d’intervention. Ainsi, le 8 mai 2024, elle a assoupli ses règles pour permettre le financement de projets à double usage, civil et militaire, sans exiger qu’ils génèrent une majorité de revenus dans le secteur civil, comme c’était le cas auparavant. Dans ce contexte, la BEI a également lancé l’Initiative stratégique pour la sécurité européenne (ISSE), dotée de 8 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Ce programme vise à soutenir l’innovation et la résilience des entreprises de la BITD, notamment via des prêts pour des projets technologiques à usage dual (cyber, spatial, IA, composants critiques). Une facilité de trésorerie spécifique de 1 milliard d’euros est également consacrée aux PME et ETI du secteur, afin de pallier les tensions de financement liées aux cycles longs des contrats de défense ou aux phases de prototypage. Grâce à ces outils, la BEI s’affirme comme un acteur financier de plus en plus structurant dans le soutien à l’innovation de défense en France et en Europe.

Dans le prolongement de son action en faveur de la sécurité européenne, la BEI s’appuie sur sa filiale créée en 1994, le Fonds européen d’investissement (FEI), pour intervenir plus directement dans le financement des entreprises innovantes. Le FEI n’investit pas directement dans les entreprises, mais agit en tant qu’investisseur institutionnel dans des fonds de capital-risque ou de capital-croissance gérés par des acteurs privés. Historiquement concentré sur le secteur civil, il a élargi son périmètre d’intervention à partir de 2024, à la suite du changement de doctrine de la BEI, pour inclure les technologies duales, devenant ainsi un acteur croissant du soutien à l’innovation de défense. Ce basculement s’est matérialisé de deux façons. Premièrement, par la signature d’un protocole d’accord entre le FEI et le NATO Innovation Fund (le « Fonds OTAN pour l’innovation »), visant à faciliter l’accès au financement en fonds propres pour les PME et ETI européennes. Secondement, cette évolution stratégique a trouvé son expression la plus concrète avec la création de la Defence Equity Facility, qui incarne aujourd’hui le dispositif phare du FEI pour soutenir la montée en puissance des entreprises de défense innovantes en Europe.

Lancée en 2024 par le FEI, la Defence Equity Facility (DEF) constitue le dispositif le plus récent mis en place à l’échelle européenne pour stimuler le financement de l’innovation dans le secteur de la défense. Dotée d’un budget de 175 millions d’euros pour la période 2024-2027, dont 100 millions provenant du FED, cette initiative vise à investir dans des fonds de capital-risque et de capital-croissance ciblant des entreprises européennes développant des technologies à usage dual. L’objectif de DEF est d’utiliser cet investissement public initial comme effet de levier afin de mobiliser jusqu’à 500 millions d’euros d’investissements privés en faveur des start-ups, PME et ETI innovantes opérant dans des secteurs stratégiques : cybersécurité, intelligence artificielle, robotique, spatial, systèmes autonomes ou encore composants critiques. Ce mécanisme représente une avancée conceptuelle importante : pour la première fois, l’Union européenne adopte une logique de « fonds de fonds » dédiée au secteur de la défense, avec un soutien actif à l’investissement en capital plutôt qu’à la seule subvention. Parmi les premières concrétisations de la DEF figure l’investissement de 40 millions d’euros du FEI dans le European Defence and Security Tech Fund de Keen Venture Partners. Ce fonds se concentre sur les entreprises en phase de démarrage dans les domaines de la cybersécurité, de l’intelligence artificielle, de la robotique, des systèmes autonomes et de la sécurité spatiale. Toutefois, la DEF présente deux limites notables. D’une part, son périmètre d’intervention est restreint aux technologies à usage dual, conformément à la ligne de conduite de la BEI, ce qui exclut de facto les projets purement militaires. D’autre part, l’enveloppe budgétaire allouée de 175 millions d’euros sur la période 2024-2027 apparaît largement insuffisante au regard des besoins du secteur.

Le programme Horizon Europe est le principal instrument de financement de la recherche et de l’innovation de l’Union européenne. Doté d’un budget de 95,5 milliards d’euros pour la période 2021-2027, il vise à renforcer la compétitivité industrielle de l’UE, à soutenir la transition écologique et numérique, et à répondre aux défis sociétaux majeurs. Comme pour la BEI et le FEI, Horizon Europe était un programme traditionnellement axé sur des applications civiles, qui a récemment élargi son champ d’action pour inclure des technologies duales. L’intégration de la dimension défense dans Horizon Europe passe principalement par le Conseil européen de l’innovation (EIC) qui accompagne les start-ups européennes développant des innovations critiques, grâce à un budget de 10,1 milliards d’euros pour la période 2021-2027. L’EIC s’appuie sur trois instruments complémentaires formant un continuum de financement : EIC Pathfinder pour la recherche exploratoire (jusqu’à 4 millions d’euros de subventions pour des projets à TRL 1 à 4), EIC Transition pour faire émerger des prototypes validés et des plans d’affaires solides (jusqu’à 2,5 millions d’euros), et l’EIC Accelerator, destiné à la commercialisation de ces technologies à fort potentiel. Ce dernier peut investir jusqu’à hauteur de 2,5 millions d’euros en subventions et jusqu’à 15 millions d’euros en investissements en capital via le EIC Fund. Créé en 2020, le EIC Fund est un fonds d’investissement à but stratégique. Les tickets d’investissement vont de 500 000 à 15 millions d’euros par projet, généralement en capital ou quasi-capital (convertibles, obligations, etc.).

Pour clore cet inventaire de soutien de l’UE à l’innovation en matière de défense, le 5 mars 2024, la Commission européenne a présenté une nouvelle politique intitulée Stratégie européenne pour l’industrie de défense (EDIS) et un projet de règlement relatif au « Programme européen pour l’industrie de défense » (EDIP), destiné à couvrir la période 2025-2027. Cette initiative marque une rupture nette avec les mécanismes d’urgence précédents (ASAP et EDIRPA), en instaurant une approche structurelle, pérenne et plus transversale du soutien à la BITD. EDIS ambitionne en effet de « mieux investir, davantage, ensemble et européen », avec pour objectif de faire de l’Union européenne un acteur mondial compétitif et innovant dans le domaine de la défense. EDIP, doté d’une enveloppe de 1,5 milliard d’euros, viendra ainsi non seulement soutenir l’augmentation des capacités de production de l’ensemble de l’industrie de défense, mais aussi accompagner les acquisitions conjointes, les projets de défense d’intérêt commun et diverses activités de soutien. En intégrant également un volet réglementaire, EDIP facilitera la coopération entre États membres et contribuera à sécuriser les chaînes d’approvisionnement à l’échelle de l’Union.

La montée en puissance de fonds d’investissements spécialisés dans le secteur de la défense

En France, les start-ups et PME innovantes de la BITD rencontrent des difficultés structurelles d’accès au capital, tant en capital-développement qu’en capital-risque. Le secteur français du capital-investissement, communément appelé private equity, montre une faible appétence pour les projets liés à la défense. À titre de comparaison, l’étude Access to equity financing for European defence SMEs de la Commission européenne publiée en janvier 2024, met en évidence l’existence, aux États-Unis, d’un écosystème de fonds d’investissement, qu’ils relèvent du private equity ou du venture capital, bien plus structuré et engagé dans le secteur de la défense que celui observé en Europe, comme l’illustre la figure ci-dessous.

Néanmoins on voit tout de même émerger un certain nombre de véhicules d’investissement, plus ou moins porteurs et financés. Voici un aperçu de ces nouveaux fonds identifiés à date, en mai 2025.

Tikehau Capital, acteur majeur du capital-investissement en France, s’est affirmé comme un investisseur stratégique dans les secteurs de l’aéronautique et de la cybersécurité, avec une forte composante défense, en raison des liens étroits entre ces domaines. En 2020, Tikehau Capital a lancé le fonds Ace Aéro, visant à soutenir les PME et ETI de la filière aéronautique française. Ce fonds, doté d’environ 750 millions d’euros d’engagements, a été soutenu par des acteurs industriels majeurs tels qu’Airbus, Safran, Thales et Dassault Aviation, ainsi que par l’État français. Parmi les entreprises bénéficiaires figurent Rossi Aéro (spécialiste de l’usinage), Elvia (circuits imprimés) et BT2i (fournisseur de pièces mécaniques pour le Rafale et l’A320). En parallèle, Tikehau Capital a renforcé sa présence dans le domaine de la cybersécurité avec le lancement du fonds Brienne III en juin 2019, clôturé à 175 millions d’euros en 2021, devenant ainsi le plus grand fonds européen dédié à la cybersécurité à cette date. Ce fonds a investi dans 15 entreprises européennes du secteur, telles que Tehtris, Quarkslab et Glimps. En 2023, Tikehau Capital a lancé Brienne IV, avec un premier closing à 200 millions d’euros, visant un objectif final de 400 millions d’euros, pour poursuivre son engagement dans la cybersécurité.

Parmi les initiatives les plus emblématiques, le fonds Eiréné, lancé en 2023 par Weinberg Capital Partners, se distingue par son ambition de soutenir la croissance et la consolidation de PME industrielles stratégiques. Il vise également à préserver la souveraineté économique française en maintenant ces entreprises sous capitaux nationaux. Doté d’une enveloppe de 215 millions d’euros au closing final, Eiréné cible prioritairement les secteurs de la défense et de la sécurité, en intervenant en capital majoritaire dans des opérations de LBO (Leveraged buy-out). Le fonds a déjà réalisé plusieurs opérations notables, comme la prise de contrôle de Chesneau-Serret, spécialiste de la mécanique de précision pour l’aéronautique et la défense, ou encore l’accompagnement de la fusion Magellium-Artal en mars 2025, renforçant la chaîne de valeur dans l’imagerie spatiale et la navigation (technologies duales).

Autre exemple de fonds de nouvelle génération, Expansion Ventures, créé en 2024 sous l’impulsion d’Audacia, dont Charles Beigbeder est président, Starburst et du fonds suédois de capital-risque Rymdkapital. Le fonds a réuni 137 millions d’euros d’engagements lors de son premier closing, sur une cible finale d’environ 200 millions. Sa spécificité repose sur un positionnement très en amont (au stade seed et série A) dans les technologies de rupture du spatial et de l’aéronautique décarbonée. D’un autre côté, le fonds vise aussi à combler le manque de financement en série B pour les start-ups deep tech européennes, en leur offrant une alternative locale aux capitaux américains afin d’éviter les restrictions ITAR ou des obligations de production sur le sol américain.

Enfin, le 21 mai 2025, ISALT, une société de gestion de portefeuille indépendante, a annoncé le lancement d’un nouveau fonds baptisé « Stratégie Horizon Dual », dédié aux technologies à double usage civil et militaire. Avec un objectif de levée de 300 millions d’euros d’ici fin 2025, ce fonds vise à accompagner en fonds propres, de manière minoritaire ou majoritaire, les PME et ETI européennes duales innovantes dans des secteurs stratégiques tels que le spatial, la cybersécurité, les composants électroniques, le nucléaire ou les infrastructures digitales.

Pour conclure, selon un article publié le 13 février 2025 par le média La Lettre, un nouveau véhicule d’investissement est en cours de création à la suite d’un partenariat entre Ciclad, acteur français du private equity mid-cap fort de 37 ans d’expérience, et Defense Angels, un réseau de business angels spécialisé dans les technologies de défense. Ce fonds vise à lever 120 millions d’euros pour soutenir des PME industrielles européennes du secteur de la défense (électronique, sécurité, systèmes embarqués, drones, etc.), en phase d’amorçage ou de croissance. À ce jour, aucune autre source médiatique n’a confirmé l’existence d’un closing, ce qui laisse subsister une part d’incertitude quant à l’existence ou l’aboutissement du projet.

Les fonds de Corporate Venture Capital, un dispositif encore timide

L’essor du private equity et de l’investissement privé dans le domaine de la défense ne se limite plus aux seuls fonds spécialisés. Il s’illustre également par l’implication d’acteurs industriels et technologiques à travers des stratégies d’investissement ciblées. Ainsi, les fonds de corporate venture capital (CVC) portés par certains grands groupes jouent un rôle clé dans le financement des technologies critiques. En investissant dans des start-ups à fort potentiel, ces acteurs privés renforcent la souveraineté technologique française et soutiennent l’émergence d’innovations de défense ou duales.

Le groupe Safran fait figure de pionnier avec son fonds Safran Corporate Ventures (SCV), lancé il y a dix ans et dirigé actuellement par M. Florent Illat. Doté d’un budget de 130 millions d’euros, SCV investit en amorçage dans des start-ups technologiques susceptibles de générer une plus-value pour le groupe. Il se distingue par son activité soutenue : près de 300 dossiers analysés chaque année, soit plus de trois fois le flux de Definvest, et 24 participations réalisées, dont 17 encore en portefeuille. Avec une stratégie de détention moyenne de 7 ans, SCV vise un portefeuille cible de 80 millions d’euros, incarnant ainsi un exemple rare de CVC structuré et cohérent avec les enjeux de souveraineté industrielle.

Thales, de son côté, a mis en place Thales Corporate Ventures (TCV), un véhicule d’investissement centré sur la deep tech (intelligence artificielle, cybersécurité, communications sécurisées, espace…). Le nombre précis d’opérations menées par TCV n’est pas public, mais les investissements minoritaires en capital-risque semblent rester marginaux dans la stratégie du groupe.

Du côté du numérique, Sopra Steria Ventures (SSV) affiche un dynamisme notable sur les thématiques cyber et deep tech à usage dual. SSV investit principalement en amorçage, avec des tickets compris entre 250 000 et 1,5 million d’euros, dans des start-ups européennes développant des solutions autour de l’IA, du quantique, de la réalité augmentée ou encore de la cybersécurité. Parmi ses participations récentes figurent Ravel Technologies (cryptographie homomorphe), XXII (vision par ordinateur) et SkyReal (réalité virtuelle pour l’industrie). Toutefois, le montant des participations reste modeste et les opérations, encore limitées en nombre.

L’essor du capital-investissement dans le secteur de la défense en France témoigne donc d’une dynamique nouvelle, marquée par l’émergence de fonds spécialisés et l’engagement d’acteurs industriels et financiers plus traditionnels. Les fonds d’investissement et ceux de CVC apportent non seulement des capitaux, mais aussi une expertise en structuration financière et en gestion opérationnelle, permettant aux startups et PME innovantes de la défense d’optimiser leur croissance. La montée en puissance de ces fonds démontre que le changement de paradigme est non seulement possible, mais déjà engagé. Toutefois, les fonds de CVC portés par les grands groupes de la défense français demeurent encore peu développés et insuffisamment mobilisés au regard des enjeux stratégiques. Il est donc désormais essentiel de multiplier ce type de structure et d’élargir la base d’investisseurs pour mobiliser davantage de capitaux.

L’investissement citoyen, nouveau levier de financement de la défense

L’essor de l’investissement citoyen marque un tournant dans les modes de financement de l’innovation de défense. Désormais, la souveraineté technologique ne repose plus uniquement sur l’État ou les grands industriels : les citoyens eux-mêmes deviennent acteurs, en orientant leur épargne vers des entreprises clés de la BITD. Portées par des initiatives publiques et privées, ces nouvelles formes de financement traduisent une conviction partagée : pour préserver notre autonomie stratégique, il faut ouvrir la défense à un engagement collectif et assumé.

Créé en 2021 à l’initiative de M. Guy Gourevitch, ancien président de France Angels, et de M. François Mattens, alors directeur des affaires publiques et de l’innovation du Groupement des Industries françaises de Défense et de Sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT), le réseau Défense Angels est le premier réseau français de business angels dédié à l’investissement dans les start-ups innovantes des secteurs de la défense, de la sécurité et des technologies stratégiques. Cette initiative, soutenue par les recommandations du rapport parlementaire de Mme Françoise Ballet-Blu et M. Jean-Louis Thiériot, vise à combler le déficit de financement privé dans les phases d’amorçage et de pré-amorçage des entreprises de la BITD. Defense Angels intervient typiquement sur des tickets allant de 100 000 à 1 million d’euros, avec une forte attention portée aux technologies critiques à usage dual, comme l’intelligence artificielle, la cybersécurité, les drones, les communications sécurisées ou encore les applications spatiales. Depuis sa création, le réseau a déjà investi 1,7 million d’euros dans 23 entreprises.

Lancée en 2024 par M. Pierre-Elie Frossard et plusieurs cofondateurs, SouvTech Invest incarne une nouvelle génération d’initiatives visant à mobiliser l’épargne citoyenne au service de la souveraineté technologique. Ce véhicule d’investissement permet aux citoyens d’investir directement, à partir de 100 euros en dette ou 500 euros en fonds propres, dans des start-ups et PME innovantes. A titre d’exemple, en mai 2025, SouvTech Invest a lancé le financement participatif de Novadditive, une entreprise spécialiste de l’impression 3D céramique destinées aux secteurs stratégiques tels que la défense, l’aéronautique et le spatial. Plus globalement, depuis son lancement, la plateforme a reçu plus de 60 candidatures de projets et a déjà levé 300 000 euros pour des entreprises stratégiques.

Lancé en mars 2025, le fonds « Bpifrance Défense » marque une nouvelle étape dans l’ouverture du financement de l’industrie de défense aux citoyens. Doté d’un objectif de collecte de 450 millions d’euros, ce fonds retail est accessible pour un ticket minimum de 500 euros, permettant ainsi aux particuliers d’investir directement dans des PME de la BITD. En ciblant des secteurs stratégiques tels que l’intelligence artificielle, la cybersécurité ou encore les technologies spatiales, le fonds vise à soutenir l’innovation et la souveraineté technologique nationale.

Changer d’échelle : aligner le financement de l’innovation de défense aux enjeux d’une « économie de guerre »

Pour relever le défi stratégique que représente le financement de l’innovation de défense, il est essentiel d’aller bien au-delà des dispositifs actuels. Voici quelques idées qui reviennent fréquemment sur la table pour franchir un véritable cap.

Le récent assouplissement de la doctrine d’investissement de la BEI, évoqué au début de cet article, constitue une avancée symbolique, mais encore insuffisante au regard des besoins réels de financement de l’innovation de défense. Si nous voulons permettre à nos start-ups, PME et ETI d’émerger et de monter en puissance, il devient impératif d’offrir un environnement financier cohérent et équitable. Alors qu’aux États-Unis, les entreprises de défense sont, comme le souligne M. Marwan Lahoud, ancien Chairman Private Equity de Tikehau Capital, considérées comme « l’arsenal de la liberté » et largement soutenues par les investisseurs, l’Europe continue de faire peser sur ce secteur des barrières idéologiques et réglementaires. Ainsi, comme l’a suggéré Mme Maya Atig, présidente de la Fédération bancaire française, une piste serait d’interdire aux labels financiers européens d’exclure les entreprises de défense, plutôt que de créer des labels spécifiques. Cette initiative est également soutenue par le député français Jean-Louis Thiériot, qui a déposé le 10 mai 2023 à l’Assemblée nationale une proposition de loi allant en ce sens. L’enjeu est de supprimer les obstacles injustifiés à l’investissement, notamment ceux reposant sur la notion floue et juridiquement contestable d’« armes controversées ».

Le rapport d’information de la Commission des finances sur l’économie de guerre (Assemblée nationale, 29 mars 2023) met en avant une mesure forte : la création d’un « pool bancaire » dédié au financement de la défense. Cette initiative consisterait à réunir les principales banques françaises autour d’un dispositif encadré par l’État, afin de mobiliser des financements à destination des PME et start-ups de la BITD.  Pour sécuriser ces prêts, l’État pourrait garantir une partie des crédits accordés, sur le modèle des prêts garantis par l’État (PGE) mis en place durant la crise du covid. L’objectif d’un tel pool serait surtout de normaliser les investissements dans la défense auprès des institutions financières, en brisant la frilosité liée aux enjeux réputationnels ou aux critères ESG mal interprétés. Le dispositif pourrait être géré par une entité publique ou privée indépendante des banques, servant de filtre protecteur pour contourner les réticences liées à l’image du secteur.

Un levier particulièrement stratégique, identifié dans le rapport d’information du groupe de travail sur l’innovation et la défense de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (Sénat, juillet 2019), consiste à renforcer les moyens budgétaires du programme RAPID. Bien que ce dispositif ait démontré son efficacité depuis sa création en 2009, il n’a connu aucune évolution structurelle majeure, alors même que le président Emmanuel Macron a, en 2022, appelé à l’entrée dans une véritable « économie de guerre ». Dans ce contexte, le doublement des crédits alloués à RAPID est désormais régulièrement préconisé, pour mieux soutenir les innovations de rupture et favoriser une culture du risque à la hauteur des enjeux. Ce changement de cap s’inscrirait dans une logique assumée d’expérimentation : comme le rappelle la DARPA, référence en matière d’innovation de défense, un taux d’échec de 60 à 80 % est non seulement attendu, mais souhaitable pour révéler l’audace d’une politique de recherche ambitieuse. Il s’agit donc de rompre avec une vision trop frileuse de l’investissement public, en reconnaissant que l’échec fait partie intégrante du processus d’innovation. Un soutien accru à RAPID encouragerait ainsi les entreprises à s’engager sur des technologies plus exploratoires, sans craindre d’être écartées pour manque de maturité apparente.

Le rapport d’information présenté par le groupe de travail sur l’innovation et la défense de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (Sénat, juillet 2019) fait état d’un « réel besoin de financement de la recherche privée ». En effet, contrairement aux États-Unis, où près de 40 % du budget fédéral alloué à la R&D est dirigé vers le secteur privé, la France reste largement centrée sur le soutien à la recherche publique. À titre d’exemple, le dispositif ASTRID permet de financer des travaux universitaires et des thèses, mais il ne prévoit pas de soutien direct à la recherche privée menée par des entreprises. Il semble donc nécessaire de créer des instruments adaptés pour soutenir les capacités de recherche des PME, ETI ou start-ups du secteur de la défense, notamment sur des axes stratégiques dans lesquels la France excelle, comme les mathématiques appliquées à l’intelligence artificielle ou les nanotechnologies. Un tel effort permettrait de renforcer la compétitivité scientifique et industrielle nationale, tout en accélérant la transformation des découvertes en capacités concrètes pour nos armées.

Enfin, autre recommandation déjà évoquée dans un précédent article : inciter les acheteurs publics du ministère des Armées à assumer davantage de risques dans leurs décisions. À ce titre, M. François Mattens, suggère la création de primes de risque, qui permettraient aux acheteurs de s’orienter plus facilement vers des solutions proposées par des start-ups, souvent plus innovantes mais jugées moins « sûres » dans les circuits traditionnels d’acquisition. En favorisant ainsi l’achat auprès d’entreprises émergentes, ces incitations contribueraient à renforcer leur crédibilité et leur capacité à répondre aux appels d’offres publics. Cela permettrait aussi d’accélérer l’intégration des innovations de rupture dans les chaînes d’approvisionnement de défense, tout en diversifiant les acteurs de la BITD. Cette dynamique apparaît d’autant plus nécessaire que les commandes du ministère des Armées auprès de la BITD ont reculé en 2024, malgré les engagements pris dans le cadre de la LPM. Une meilleure application de cette dernière est donc essentielle pour maintenir l’effort de transformation capacitaire et industrielle engagé.

Pour accélérer la croissance des entreprises émergentes dans le secteur de la défense, il devient indispensable de clarifier l’architecture actuelle des dispositifs de financement. La profusion de mécanismes publics, bien que indispensables, souffre aujourd’hui de doublons, d’incohérences et d’un manque de lisibilité. Très concrètement, il s’agirait d’abord de clarifier la complémentarité entre le Fonds Innovation Défense (FID) et le fonds French Tech Souveraineté. De même, les chevauchements entre certains dispositifs, à l’image de Definvest et du FID, ou encore entre les appels à projets ASTRID et ceux de l’ANR, entament la lisibilité et l’efficacité du système. Des fusions ou des réorientations ciblées pourraient ainsi être envisagées pour rationaliser l’ensemble. Enfin, la création d’un guichet unique numérique, piloté par l’AID et interconnecté avec la DGA, Bpifrance et l’ANR, permettrait de centraliser l’accès aux informations sur les dispositifs de financement de l’innovation de défense et duale, et donc d’orienter plus efficacement les porteurs de projets.

La création d’un véhicule d’investissement spécifiquement dédié au capital développement dans le secteur de l’innovation de défense permettrait de combler un vide actuel en matière de financement en fonds propres au sein de l’écosystème. Comme nous l’avons vu, la France dispose de plusieurs instruments de financement publics et privés, mais ceux-ci se concentrent principalement sur les phases d’amorçage et de capital-risque, laissant un vide pour accompagner les entreprises en phase de croissance et d’industrialisation. Pour combler cette lacune, il est proposé de créer un fonds spécifiquement dédié aux levées de fonds comprises entre 50 et 100 millions d’euros, afin de soutenir les PME et ETI stratégiques du secteur défense dans leur passage à l’échelle industrielle. Ce véhicule d’investissement pourrait être structuré soit comme un fonds en direct, géré par Bpifrance ou une société de gestion privée, soit comme un fonds de fonds, inspiré du modèle de l’initiative Tibi lancée en 2019, qui avait permis de mobiliser 6 milliards d’euros d’engagements d’investisseurs institutionnels pour financer la croissance d’entreprises technologiques. M. Marwan Lahoud a d’ailleurs souligné, dans le Rapport d’information déposé par la Commission de la défense nationale et des forces armées (Assemblée nationale, 15 mai 2024), l’intérêt de s’inspirer de ce modèle pour soutenir l’industrie de défense, véritable levier d’autonomie stratégique pour l’Europe.

Aujourd’hui, les initiatives CVC restent limitées, fragmentées et peu ambitieuses. Si Safran et Sopra Steria ont ouvert la voie, leurs investissements se concentrent souvent sur un nombre restreint de thématiques, certes duales mais insuffisamment diversifiées pour structurer un écosystème national de défense robuste. Thales affiche une activité encore plus parcimonieuse, avec un flux d’opérations très réduit. Quant à Dassault Aviation, MBDA et Nexter, ils ne disposent à ce jour d’aucun véhicule de corporate venture structuré. Ce manque d’engagement est souvent justifié par une ligne de défense commune : « nous ne sommes pas des investisseurs, mais des industriels », avec la crainte en toile de fond de financer des start-ups qui pourraient devenir par la suite des concurrents. Ainsi, pour renforcer les capacités de financement de l’innovation de défense, il conviendrait d’encourager la création de nouveaux fonds de CVC, notamment en mettant en place un dispositif incitatif dédié à leur lancement.

Parallèlement, le crowdfunding citoyen appliqué à la défense, tel que proposé par SouvTech Invest, représente une excellente démarche. Il mérite d’être valorisé, amplifié et répliqué.

La création d’un mécanisme de fléchage de l’épargne collective vers les entreprises de la BITD apparaît en 2025 comme une mesure prioritaire et urgente. Dans un contexte où le taux d’épargne des ménages français atteint des sommets, 18,8 % au premier trimestre 2025, un record hors pandémie depuis 1981, il devient stratégique de flécher cette ressource vers le financement de l’industrie de défense. Une proposition de loi visant à mobiliser une part du livret A pour financer la défense a d’ailleurs été déposée par au Sénat le 20 février 2024 par le sénateur Pascal Allizard et plusieurs de ses collègues. D’autres pistes sont également évoquées, comme la création d’un « livret épargne souveraineté » dédié ou la mobilisation renforcée des dispositifs existants tels que le PEA-PME. Une telle orientation permettrait non seulement de dégager des ressources supplémentaires sans aggraver l’endettement public, dans un contexte budgétaire très contraint, mais aussi de renforcer l’adhésion citoyenne à l’effort de défense. En permettant aux Français de contribuer directement, par leur épargne, à la préparation de l’économie de guerre, l’État raviverait un lien civique fort et symbolique.

La création d’un avantage fiscal spécifique en faveur des investissements dans les PME et start-ups du secteur de la défense représenterait un levier puissant pour mobiliser l’épargne privée au service du financement de notre innovation de défense. Inspirée des mécanismes déjà éprouvés comme la réduction d’impôt de 25 % accordée aux particuliers qui investissent dans des FIP (Fonds d’investissement de proximité) ou des FCPI (Fonds communs de placement dans l’innovation), cette mesure pourrait prendre la forme d’un troisième type de fonds, spécifiquement dédié aux entreprises de la BITD. Les FIP, centrés sur les PME locales, et les FCPI, tournés vers l’innovation, ont démontré leur efficacité pour flécher l’épargne vers des segments stratégiques. Les FIP et FCPI sont des fonds de capital-investissement, ouverts aux personnes physiques résidents fiscaux en France, qui investissent majoritairement (à hauteur d’au moins 70 % de leur actif) au capital d’entreprises non cotées. Un fonds équivalent pour la défense permettrait non seulement d’assurer un flux pérenne d’investissements privés, mais aussi de récompenser les épargnants qui choisissent de contribuer à l’effort d’innovation et de sécurité du pays.

À l’heure où la guerre en Ukraine et les tensions internationales imposent un sursaut stratégique, le financement de l’innovation de défense apparaît comme une priorité nationale et européenne. La multiplication des initiatives publiques et privées témoigne d’une prise de conscience progressive, mais encore insuffisante face à l’ampleur des défis. Si des dispositifs structurants ont émergé, ils restent trop souvent cloisonnés, sous-dimensionnés ou mal articulés. La France dispose pourtant de tous les atouts pour bâtir un écosystème de financement à la hauteur de ses ambitions souveraines : un tissu de start-ups dynamiques, des capacités scientifiques de premier plan, et une BITD historique et solidement structurée. Changer d’échelle suppose désormais un véritable choc de simplification, de coordination et de volontarisme. Cela implique aussi de dépasser les réticences idéologiques, en reconnaissant pleinement la défense comme un secteur d’investissement stratégique, au même titre que la santé ou l’énergie. C’est à cette condition que la France pourra transformer son ambition d’« économie de guerre » en réalité durable, en dotant ses innovateurs des moyens de leurs ambitions, et ses armées des capacités de demain.

Valentin Aubert & Paul Brun, Commission Innovation de Défense & Commission spéciale dédiée au Financement de l’Industrie de Défense de l’INASP

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